Apprendre en allemand, la chance de nombreux petits Alsaciens

ENQUÊTE – L’Alsace se singularise du reste de la France en offrant, dans une école sur trois et dans un collège sur deux, un enseignement paritaire en français et en allemand. L’expérience, malgré ses lacunes, intéresse l’ambassadeur d’Allemagne, car le nouveau traité franco-allemand met l’accent sur l’apprentissage de la langue du voisin.

À Strasbourg

À l’école publique de la Niederau, dans le nord de Strasbourg, 150 des 370 élèves suivent le cursus franco-allemand. Depuis la maternelle jusqu’au CM2, le programme national est décliné durant deux jours en français et deux jours en allemand, avec dix-huit professeurs dédiés. «Ce que nous faisons intéresse Emmanuel Macron et Angela Merkel», affirmait fièrement une fillette, après l’annonce de la venue de l’ambassadeur d’Allemagne, ce jeudi. Ce n’est pas tout à fait faux.

Sa démarche, a expliqué Nikolaus Meyer-Landrut à l’équipe enseignante, est inspirée par le traité d’Aix-la-Chapelle, signé le 22 janvier, avec la volonté affichée à Paris et à Berlin d’«amplifier la coopération transfrontalière et l’apprentissage de la langue du partenaire». Cet ancien conseiller de la chancelière pour l’Europe recherche «des expériences pilotes qui pourraient trouver des applications» dans son pays. Mais il lui faudra convaincre les Länder. Se tournant vers la rectrice de l’académie de Strasbourg, Sophie Béjean, il glisse: «Chez nous, il n’y a pas d’Éducation nationale…»

Une «langue régionale»

Langue du voisin, l’allemand est considéré depuis plus de trente ans en Alsace comme une «langue régionale». Alors que, dans d’autres régions, on enseigne le breton, le basque ou le corse, le recteur Pierre Deyon a tranché le débat en 1985, avec l’assentiment des élus. Le pragmatisme avait prévalu. Ce ne sera pas le dialecte alsacien – très différent du nord au sud de la région et déjà en perte de vitesse – qui serait appris dans les écoles, mais sa version écrite, l’allemand standard. Dès lors, l’Alsace est la seule région française à enseigner la langue d’un pays tiers comme le serait une langue régionale. Pourtant, tout avait été fait, après la guerre, pour déconsidérer cette passerelle naturelle vers la culture germanique. Depuis, l’argumentation économique prévaut. Le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie-Palatinat et la Suisse du Nord connaissent le plein-emploi, contrairement au Grand Est. Pour les parents qui veulent donner un atout supplémentaire à leurs enfants, l’argument porte.

Depuis 1991, sous la poussée du milieu associatif – qui scolarise toujours 1200 élèves dans les écoles ABCM (Association pour le bilinguisme en classe dès la maternelle), avec un temps plus long consacré à l’étude en allemand -, des filières bilingues paritaires ont été mises en place par le recteur Jean-Paul de Gaudemar. Depuis vingt-cinq ans, et c’est une autre originalité du système alsacien, une convention quadripartite lie l’État, la région et les deux départements. Les collectivités mettent ensemble 3 millions d’euros chaque année sur la table. L’objectif affiché est de scolariser 50 % des élèves dans le bilingue paritaire en 2030. On en est loin, entre autres à cause du manque récurrent d’enseignants d’allemand, ce qui ne va pas en s’améliorant. Ainsi, sur les 275 postes mis au concours au Capes d’allemand, seulement 151 ont été pourvus. Et le nombre d’étudiants est en baisse, y compris à l’université de Strasbourg. Les élus reprochent cependant à l’État de ne pas mobiliser ces fonds pour élargir les recrutements de contractuels allemands.

L’Éducation nationale défend toutefois son bilan. «En dix ans, les effectifs du bilingue paritaire ont été multipliés par deux. Ils concernent 29.000 élèves, soit 17 % du premier degré public et privé», a souligné Sophie Béjean devant l’ambassadeur, en ajoutant que «98 % des écoliers entre 6 ans et 11 ans apprennent l’allemand au minimum à raison de trois heures par semaine». «Cela ne serait une réalité que pour la moitié des élèves, les intervenants faisant souvent défaut», nuance un observateur. Globalement, 82,5 % des collégiens et lycéens poursuivent l’étude de l’allemand en Alsace, contre 55 % dans le reste du Grand Est et… 16,5 % au niveau national. Une situation dénoncée par l’Association pour le développement de l’enseignement de l’allemand en France, alors que l’Europe compte 79 millions de locuteurs allemands.

Bienveillance

«J’ai découvert le cursus bilingue lors de mon arrivée en Alsace», a reconnu la directrice de la Niederau, Véronique Charlier, en accueillant Nikolaus Meyer-Landrut. Marié à une Française, l’ambassadeur a regardé avec bienveillance les présentations des élèves. «Hallo, wie geht es dir?» («bonjour, comment vas-tu?»). C’est par ce «rituel» que «Frau Pitzer» commence à faire classe aux CE2, les mardis et vendredis. À tour de rôle, les enfants de 8-9 ans interpellent leurs camarades, ce qui leur permet d’évoquer, pour l’un, son prochain anniversaire, pour l’autre, sa maman malade. L’intonation est parfaite. L’enseignante encourage les enfants à faire des phrases. «On répète beaucoup le vocabulaire», explique la jeune femme venue dans le cadre d’un échange portant sur une vingtaine de professeurs entre l’académie de Strasbourg et le pays de Bade. Elle avoue avoir eu quelques difficultés, au départ, à gérer les autres enseignements.

Car, à l’exception des cours de français et d’allemand, les autres matières sont enseignées depuis deux ans dans les deux langues. Auparavant, la répartition se faisait par matières, les élèves apprenant par exemple à calculer uniquement en allemand. «Lorsque des élèves connaissent des difficultés, celles-ci ne sont pas liées à la langue», assure l’équipe. À côté du programme officiel, Anne Kahn, une Alsacienne parfaitement bilingue, fait travailler les 10-11 ans sur un projet «théâtre». Les élèves mettent en scène et jouent la pièce qu’ils ont écrite. Avec leurs correspondants allemands, ils rédigent un livre. «J’insiste, cette année, sur l’Europe. Il faut vivre la langue et entretenir la motivation de poursuivre l’allemand», s’enthousiasme la professeur, qui souvent doit convaincre les parents de maintenir leurs enfants dans cette filière au collège.

Malgré l’implication des enseignants, il y a un «taux de déperdition» de 10 % entre la maternelle et le CP. C’est le moment, essentiellement à Strasbourg, pour les parents binationaux de choisir les sections internationales publiques, le privé ou l’École européenne. Et 25 % des élèves optent pour des sixièmes monolingues, si bien qu’ils sont moins de 6000 collégiens à poursuivre un cursus bilingue, soit 6,6 % de l’académie. Et seuls 1460 lycéens préparent l’Abibac: aux épreuves du baccalauréat français s’ajoutent des épreuves spécifiques, écrites et orales, de l’Abitur en histoire-géographie et langue, littérature et civilisation allemandes. Malgré tout, l’académie de Strasbourg, avec 18 sites, est en tête au niveau national. Une voie étroite qui mène, pour les meilleurs – car le numerus clausus existe outre-Rhin -, à des études supérieures dans une université allemande.

Une collectivité européenne

Pour favoriser la mixité sociale, la rectrice veut ouvrir des sections bilingues dans les quartiers défavorisés, ce qui a déjà été tenté sans succès. Sophie Béjean a présenté également à son hôte les dispositifs récents destinés aux jeunes qui s’engagent dans la voie professionnelle, avec un niveau d’allemand débutant. Pour l’heure, sept lycées sont concernés. «Là où il est pratiqué, le système n’est pas élitiste, mais il enlève les élèves des milieux favorisés aux classes monolingues», analyse le député du Bas-Rhin Bruno Studer (LREM), président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation.

Dans un rapport très documenté, l’ex-enseignant suggère d’«expérimenter un enseignement bilingue progressif à partir du cours préparatoire, avec un enseignant pour les deux langues». «On sait que les enfants apprennent mieux quand le même enseignant passe d’une langue à l’autre, juge également Bénédicte Keck, chargée de mission à l’Office pour la langue et la culture d’Alsace. En Alsace, on ne veut pas expérimenter un autre système, alors qu’après des années d’études les enfants ont souvent du mal à aligner une phrase en allemand», tacle la jeune femme, qui, avec son mari, élève leurs filles en alsacien.

Depuis des mois, le «bilinguisme» est devenu un des enjeux de la création de la future collectivité européenne d’Alsace – dont le projet de loi a été présenté mercredi dernier au Conseil des ministres. Il figure en bonne place des compétences revendiquées, avant leur fusion, par les conseils départementaux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, avec le soutien de plus de 89 % des Alsaciens, selon un récent sondage réalisé par l’Ifop.

Pour éviter une levée de boucliers au sein du ministère de l’Éducation, la présidente du Haut-Rhin, Brigitte Klinkert, a tenu à rassurer Jean-Michel Blanquer. Leur action, avec son collègue bas-rhinois Frédéric Bierry, vise non pas à se substituer à l’État, mais à «apporter un plus», en engageant «des contractuels, par exemple des étudiants allemands en fin d’études», pour venir en appui aux enseignants. Ils pourraient aussi proposer des activités culturelles ou sportives aux élèves. «Il s’agit de donner envie aux jeunes d’apprendre les 400 mots qui permettent de se faire comprendre à l’oral», plaide Klinkert, qui veut permettre aux jeunes de trouver un emploi à Fribourg ou à Bâle. Elle le répétera ce lundi à la ministre de la Cohésion des territoires, attendue dans la région pour préciser le volet transfrontalier du projet Alsace. Jacqueline Gourault assistera à un cours d’une classe bilingue dans un collège de Guebwiller. Avec le pari qu’elle sera convaincue par l’enthousiasme des élèves…

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 04/03/2019.

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